Tout ce que j’ai le droit de faire est-il juste ?

Le droit est cette reconnaissance commune de ce que je mérite, ou bien ce que je considère a priori comme tel, et que je projette universellement dans la société. Idéalement il a pour but de garantir l’objectivité des lois afin que tout le monde soit traité sur un même pied d’égalité. Ainsi, on peut dire que le droit vise la justice. Toutefois, en tant que norme conventionnellement posée, il est une prescription, une directive, donc à suivre sans discussion. Or, la justice est toujours éveillée, en alerte dès qu’il y a une situation inéquitable. Aussi, on peut se poser la question si tout ce que j’ai le droit de faire est juste. En effet, droit et justice veulent aller de pair, alors que le premier est restrictif tandis que l’autre est dynamique. Dès lors, il y a un paradoxe apparent : si on annule la normalisation du droit, chacun ferait la justice comme il l’entend, or le droit ne peut résumer l’idée de justice, car ce serait limiter la réflexion autonome de chacun. Ce qui est de droit serait-il acceptable dans les faits ? Afin de résoudre cette problématique, nous éclaircirons les différents rapports entre droit et justice. En premier lieu, nous verrons en quoi le droit se veut être une forme de justice. Ensuite, nous verrons en quoi la justice dépasse le droit.

I. Le droit définit la justice

A. Le droit joue le rôle de juge impartial

En premier lieu, le droit est une nécessité sociale qui permet de régler objectivement les rapports des hommes au sein de la vie commune, en tant qu’il détermine clairement ce qui est permis ou interdit. Il a plus précisément un double enjeu sur la question de justice. Tout, d’abord le droit est un juge impartial. Le droit décrit des règles impersonnelles et intransigeantes qui permettent de trancher définitivement une question de justice. Comme disait Alain dans Les arts et les dieux, « le droit est un système de contrainte générale et réciproque, fondé sur la coutume et sur le jugement des arbitres, et qui a pour fin d’accorder l’idéal de la justice avec les nécessités de la situation humaine et les besoins de sécurité qu’impose l’imagination ». Il n’y a plus de discussion concernant sur ce qui est convenable ou non, sauf dans les négociations privées. C’est ainsi que les fameux codes d’Hammourabi qui servent de guides pendant les affaires publiques. Ces codes détaillent littéralement les droits sous forme de décision de justice, qui valent pour tous les citoyens. L’expression « nul n’est censé ignorer la loi » prend tout son sens ici, car on n’a pas besoin de s’en informer auprès d’une instance de la justice à chaque souci d’intérêt. Par ailleurs, celui qui connait ses droits n’a pas besoin de demander la permission directe du souverain ou du gouvernement pour appliquer la justice, car tout citoyen est témoin de ce qui est légal ou non.

B. Le droit protège contre l’arbitraire

Ensuite, le second enjeu du droit est qu’il protège contre les lois arbitraires. Il faut d’abord savoir que le droit est publiquement reconnu, c’est-à-dire que le peuple reconnait sa source comme socialement pratique et convenable, que cela soit issu des droits naturels, des traites traditionnelles ou des coutumes. En ce sens, les gouvernants ne peuvent instituer n’importe quelle loi, fondée sur leur seul bon vouloir, mais des lois qui sont toujours en conformité avec une raison qui a fait ses preuves politiquement pour être accepté par le peuple. « Une science empirique du droit est_ comme la tête en bois de la fable de Phèdre_ une tête qui peut être belle ; il n’y a qu’un mal, c’est qu’elle n’a point de cervelle », disait Kant dans la Doctrine du Droit. En considérant par exemple le droit constitutionnel qui est l’ensemble des principes fondateurs d’une société, il est forgé par l’histoire politique de cette dernière. Et puisque le passé d’un peuple n’est en aucun cas semblable à celui d’un autre, toutes les lois créées à l’issue du droit constitutionnel porteront au préalable une marque de cette justice. Ainsi, la justice consiste à donner un sens à ce qui est contenu dans le droit positif.

Ainsi, tout ce que j’ai le droit de faire est juste, car le droit détermine pratiquement la justice d’une manière fonctionnelle et socialement acceptable, ce qui assimile la justice à l’ordre. Toutefois, la justice se réduit-elle pour autant à ce qui est seulement légal ?

II. La justice dépasse le droit

A. Le droit n’est qu’une normalisation

Il semble aussi évident que tout ce qui est permis n’est pas juste, car il n’est pas rare que l’on rencontre des situations où suivre le droit positif lèse les avantages d’autrui. Invoquer le cinquième amendement américain est par exemple courant pour refuser de répondre aux questions de témoignage, ce qui est une voie d’or pour les criminels qui peuvent corrompre ou intimider les témoins. En fait, le droit en tant qu’il est l’ensemble des normes générales -car il faut qu’il ne discrimine personne- manque souvent la particularité d’un cas, et par conséquent échappe à l’équité. Il ne reconnait pas les circonstances subjectives, car le droit n’a rien de personnel. Or, on parle bien de cas humains, des êtres mus par des passions où tout le monde peut, selon différents degrés, en être asservi. Cela rappelle ce que cite l’écrivain Jules Renard selon lequel « la grande erreur de la justice, c’est de s’imaginer que ses accusés agissent toujours logiquement ». Voilà pourquoi dans les procès, on fait appel à l’examen de jurys neutres et à la sagesse d’un juge qui prennent en considération de l’aspect humain. Il semble ainsi paradoxal de dire que des droits peuvent protéger les criminels, car après tout on l’a vu, celui-ci n’est qu’un moyen fonctionnel, l’ensemble des règles du jeu ne garantissant pas la bienveillance des intentions. Toutefois, il représente bien la justice, si cette protection est celle de l’homme perfectible et autonome en chaque personne et cela doit continuer ainsi.

B. La justice doit définir le droit

Le droit, pour qu’il soit juste, doit puiser ses fondements dans l’éthique et non dans le pragmatisme. Il doit considérer autrui comme une fin et non comme un moyen. A cet égard, on remarque bien dans son histoire que le droit devient de plus en plus confortable, car il est plus souple, envers quoi on peut lui faire la reproche d’être trop tolérante. Toutefois, c’est vite négliger que la base de cette tolérance est la considération d’une éventuelle possibilité, même pour les plus droits, de glisser dans des voies illégales et qu’il faut leur laisser une chance de se repentir ou de s’expliquer. « Il en découle que tout le mérite de la jurisprudence consistait jadis à faire en sorte que des faits équitables finissent par devenir aussi, grâce à certaines fictions, justes au regard des lois, alors qu’aujourd’hui il consiste à faire en sorte que des lois justes deviennent aussi, grâce à des interprétations indulgentes, équitables au regard des faits ». D’après de constat de Giambattista Vico, un penseur napolitain du XVIIIe, les faits ne sont point neutres dans l’évolution du droit positif, ainsi que dans son application dans la juridiction. Cela renvoie même à réfléchir sur la mission de la juridiction, afin de réformer le système si besoin est. En effet, le droit qui suit la justice reconnait son imperfection et ce droit ne sera jamais parfait, car il a le mérite d’être humain.

La similitude entre le droit et la justice parait si évidente dans chaque conscience, sauf lorsque les difficultés de résoudre un fait litigieux révèlent au grand jour ces lacunes théoriques. Nous étions face à un paradoxe : sans la normalisation du droit, chacun ferait la justice comme il l’entend, or le droit ne peut résumer l’idée de justice, car ce serait limiter la réflexion autonome de chacun. En fait, nous avons vu d’abord que le vœu du droit est de régler des rapports objectifs entre les hommes et d’éliminer la contingence de l’arbitraire. Cela signifie que la justice prend alors la forme de l’ordre. Toutefois, on a aussi pu remarquer que la justice n’est pas qu’une simple question d’organisation de l’égalité, car la généralisation du droit est incapable de rendre compte des cas de conflit atypiques. En fin de compte, il faut donc inversement poser la justice, qui vise l’équité, comme le guide du droit. Le droit, par contre, est une garantie que la justice est bien en place. Dans mes actions, je devrais me référer à la fois au droit et à la justice, puisque ces deux notions comportent une nuance.

Tags

Commentaires

0 commentaires à “Tout ce que j’ai le droit de faire est-il juste ?”

Commenter cet article