Tout désir est-il tyrannique ?
L’homme est à la fois corps et esprit, et les désirs caractérisent le corps au même titre que la raison enveloppe l’esprit. Un corps qui n’a pas de désir est inorganique, mais l’emprise du désir peut devenir également une prison pour le corps dans la mesure où la pensée rationnelle n’intervient pas pour gouverner et le corps et les désirs. L’esprit, celui qui s’oppose au corps, entretient une relation ambigüe avec celui-ci, étant donné qu’ils constituent ensemble l’humain, mais poursuivent des buts différents. Comme disait Diderot, « la raison sans les passions serait presque un roi sans sujets », ce qui signifie qu’il serait vain de vouloir réduire à néant les désirs, de sorte que ces derniers soient considérés comme un mal en soi. Mais endiguer les passions humaines à l’intérieur des canevas de la raison n’est non plus aisé, vu l’ardeur des élans qui emportent l’homme lorsqu’il est épris par l’objet de sa passion. La tyrannie des désirs est-elle véritablement incontournable afin que le rôle de régulateur attribué à la raison puisse avoir un sens ? Pour traiter cette problématique, nous étayerons en profondeur la question sur cette nature insoumise des désirs. Nous poursuivrons l’analyse pour découvrir quelles sont les forces et les faiblesses de la raison vis-à-vis des désirs. Et nous terminerons par le fait que la tyrannie des désirs envenime son rapport conflictuel avec la raison.
I. Le corps réclame l’assouvissement des désirs
Le corps qui est le substrat des désirs, ne réclame non seulement la paix et l’harmonie à travers la santé, mais surtout l’augmentation des plaisirs issus du confort. D’où vient cette quête croissante qui veut que le désir soit de plus en plus intense ? Le corps agit-il tout seul ou l’esprit y serait-il pour quelque chose ? La réponse de Sartre est claire dans l’Être et le Néant : « Le désir me compromet ; je suis complice de mon désir. Ou plutôt le désir est tout entier chute dans la complicité avec le corps ». Suite à l’aval de la conscience, le désir reprend donc toute sa vigueur en décriant sa légitimité. A travers cet accomplissement qui est la finalité du désir même, il y a derrière cela la mise en veille de l’autorité de la raison pour laisser libre cours aux impulsions du corps. La particularité des désirs corporels est expliquée par Schopenhauer dans Le monde comme volonté et comme représentation selon ces termes : « Leur accomplissement, but suprême de la volonté, miroite devant nous ; mais, dès qu’ils sont atteints, ils ne sont plus les mêmes ; on oublie, ils deviennent des vieilleries ». Face à cette volatilité qui a été précédée d’une volonté ardente de s’extérioriser, c’est à ce niveau qu’on peut parler de tyrannie des désirs. Une fois assouvi, déjà le désir se régénère ou se translate vers un nouvel objet pour perpétuer le même cycle, et ce, toujours avec une insistance à atteindre pleinement la satiété. Ici, la catégorisation des désirs est un problème qui ne se pose pas puisque ces caractéristiques se rencontrent même dans les besoins humains les plus élémentaires. Comme disait Bernard Mandeville dans son ouvrage La fable des abeilles, « aussi le premier et le plus violent des appétits que la nature leur a donnés est-il la faim et le second le désir charnel ; l’un qui les pousse à procréer, l’autre qui leur ordonne de manger »
A présent, il a été établi que les désirs sont naturellement violents et les circonstances concourent pour que le corps atteigne son objectif ultime, à savoir l’assouvissement du désir. Mais en profondeur, les faits démontrent que la raison n’est pas toujours en bons termes avec les désirs.
II. Le pouvoir de la raison se dresse contre les élans du désir
L’esprit, pour s’épanouir pleinement et épanouir la personne tout entière, a besoin d’être entretenu avec des pensées intelligentes et positives, et la joie qui en découle ne peut être comparée avec celle résultant des assouvissements du désir. Il découle de la nature de la raison de mettre à nu les vicissitudes des plaisirs charnels, car ces derniers sont contraires et incompatibles aux besoins purement intellectuels. « Si la hantise des soucis ne cède ni au bruit des armes, ni aux cruels javelots, s’ils tourmentent avec audace rois et puissants du monde : comment douter que la raison ait seule le pouvoir de les chasser, d’autant plus surtout que notre vie se débat dans les ténèbres ? ». En lisant ce passage de La nature de Lucrèce, il est clair que même l’accomplissement des désirs considérés comme les plus élevés répugne à la raison, ce qui emmène cette dernière à les contrer. En effet, la supériorité de la raison, dont elle seule détient la capacité pour en discerner, est l’arme la plus puissante qui pourrait freiner la facticité des désirs. « Il ne faut pas que l’univers s’arme pour l’écraser : une vapeur, une goutte d’eau, suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue », disait Pascal dans ses Pensées. Il serait vain pour l’homme de se fier aux plaisirs éphémères de la vie, tels que l’offre la poursuite des désirs charnels, puisque la vraie sagesse consiste en l’acceptation de l’autorité de la raison. Et la violence des désirs ne fait que justifier l’intervention du bon sens, et c’est l’entité la mieux placée pour réguler les débordements issus de la non-satiété. Héraclite a compris très tôt qu’ « il n’en vaudrait pas mieux pour les hommes qu’arrivât ce qu’ils désirent ».
Devant cette ambiguïté du rapport entre la raison et les désirs, entre le corps et l’esprit, nous essayerons d’apporter une solution face à la persistance de ce problème. La tyrannie des désirs est ainsi conditionnée par le degré de raison à l’intérieur de chaque être humain.
III. La force des désirs ne dépend pas de leur quantité ou leur qualité
Il est à noter que le désir est toujours désir de l’objet, mais il existe des situations dérivées de l’attente ou le souhait de cet objet, situation qui rend compte de l’impuissance de la raison ou, au contraire, son courage. En effet, nous ne pourrions déterminer une fois pour toutes que la raison triomphera à tout moment sur les désirs, à cause des circonstances extérieures qui ne dépendent pas de la raison. Kant a exposé cette thèse dans l’Anthropologie du point de vue pragmatique : « Être soumis aux émotions et aux passions est toujours une maladie de l’âme puisque toutes deux excluent la maîtrise de la raison ». Ici, il semblerait que les désirs ont pris le dessus, cependant la suspension de la raison n’est pas assignée uniquement pour telle ou telle catégorie de désir. En effet, tant que la raison et les désirs coexistent, il y aura toujours une lutte interne entre ces deux entités, et si l’un était dans l’absolu plus fort que l’autre, cette lutte serait déjà achevée depuis longtemps. Comparant les sentiments réfléchis et les vicissitudes du désir, Alain a su montrer dans ses Éléments de philosophie la grandeur inébranlable de la sagesse : « Le désir de la chair, si vif, si tôt oublié, si aisé aussi à satisfaire, peut bien donner lieu à une sorte de passion ; c’est à voir ; mais cette passion n’est pas l’amour ». Par conséquent, la plus violente de tous les désirs perdra son éclat dans les plus brefs délais, tel que sa nature éphémère le donne à voir. Et s’il y a un trait commun à tous les désirs, c’est donc leur frénésie qui se manifeste par un asservissement, mais le courage de la raison intervient nécessairement pour réprimander cette fougue du désir. Cette pensée d’Épictète issue des Entretiens illustrera ce nivellement des désirs : « Souviens-toi que non seulement le désir d’une charge et des richesses abaisse les hommes et les assujettit à d’autres, mais encore le désir de la tranquillité, du loisir, des voyages, de l’érudition ».
Pour conclure, la vanité des désirs contraste avec la droiture de la raison, ce qui provoque une lutte perpétuelle à l’intérieur de l’être humain. Qu’il s’agisse des désirs simples et nécessaires, ou des désirs artificiels et vaniteux, leur violence est une source d’inconfort pour l’esprit. Cela montre clairement le problème de la nature humaine, car la raison peut parfois s’affaiblir devant les désirs, et inversement ces derniers sont toujours et déjà fugaces et inconstants. La tyrannie d’un désir n’est alors qu’un moment de son déploiement, et ce, pour tout type de désir sans distinction. La capacité de la raison à endiguer la violence des désirs est souvent idéalisée, de sorte que les besoins qui émanent de notre propre nature sont innocents pour négliger un contrôle de la part de la raison. Quant aux désirs rattachés aux biens de ce monde, ils sont considérés comme néfastes pour la paix intérieure, donc méritent d’être bannis. Les désirs qui ne concourent immédiatement à la survie sont-ils dangereux ?