Toute démonstration est-elle scientifique ?
Il arrive que la force d’une démonstration par sa rigueur logique à formuler une conclusion qui semble y découler nécessairement nous montre que la raison est apte à tirer des connaissances rationnelles par la simple théorisation. Qui oserait douter de la scientificité des théorèmes mathématiques quand ils forcent la raison à saisir des évidences qui semblent aller de soi. Pourtant, il faut aussi considérer que le mot « évidence » ne dit pas grand chose quand elle n’est que le résultat d’une concomitance de sens et ne renvoie pas à une vérité matérielle. Il faut aussi se méfier de l’art de la rhétorique qui n’a de fin que l’argumentation et non la recherche de vérités objectives. On peut alors se poser la question s’il suffit à un raisonnement d’être logique pour être scientifique. Pour répondre à ce problème, on va voir en premier lieu l’aspect scientifique d’une démonstration par sa rationalité, mais que cependant, en second lieu, on remarquera que cette dernière n’est pas suffisante pour donner droit à la démonstration de réclamer une véritable scientificité.
I. Toute démonstration est rationnelle
A. La démonstration s’appuie sur la logique
En premier lieu, il faut comprendre qu’un savoir scientifique ne saurait s’établir rationnellement qu’en étant structuré par la logique. Or, c’est justement ce qu’une véritable démonstration tente de représenter. Considérons le syllogisme d’Aristote à titre d’exemple qui nous montre comment arriver à une conclusion cohérente à partir de ses prémisses (les propositions qui la sous-tendent). Pour formuler un syllogisme, il faut trois termes qui doivent être hiérarchisés du plus général au plus particulier. On va prendre les termes : « mortel » (grand terme car le plus général), « homme » (moyen terme) et « Socrate » (petit terme car le plus particulier). Nous allons par-là justifier logiquement que Socrate est mortel. Pour y parvenir, il nous faut partir du plus évident dans ce que l’on appellera par prémisse majeur : Tous les hommes sont mortels ; puis on va intégrer le terme particulier « Socrate » à partir du moyen terme « homme » qui va servir de medium : Or, Socrate est un homme. En établissant le rapport d’évidence suivant les inférences, la conclusion logique s’imposera nécessairement d’elle-même : donc Socrate est mortel. Le syllogisme est en fait ce qu’Aristote définit par « un discours par lequel, certaines choses étant posées, quelque chose d’autre en résulte nécessairement du seul fait de ces données ». Ce qui amène à dire qu’elle est une forme de preuve qui énonce logiquement le déterminisme d’une conclusion par la connaissance des causes.
B. La démonstration suppose une déduction rigoureuse basée sur des évidences
Il faut toutefois considérer la remarque de Descartes comme quoi dans sa seule concomitance formelle, « le syllogisme ne nous apprend rien ». Une véritable démonstration doit surtout s’appuyer sur une chaîne d’évidences si « claires et distinctes » que la raison ne peut mettre en doute. Descartes nous affirme qu’un raisonnement à l’égal de celui qu’on applique dans les mathématiques (la démonstration) est la condition de toute science, en ce sens où il est objectif, car sans appel aux sentiments personnels, ensuite rigoureux, car il applique une analyse « au dénombrement si entier » qu’il ne peut rien omettre et enfin cohérent, car ses éléments ne comportent aucune contradiction. Beaucoup de théories en science physique, comme celles qui concernent l’univers quantique (l’univers de l’infiniment petit), ne s’appuient que sur des démonstrations mathématiques aux axiomes (évidences qui servent de base) auto-suffisants à cause d’obstacles expérimentaux. Cependant, cela n’enlève rien à leur pertinence paradigmatique (à servir de modèles) car elles sont souvent sous-entendus par des théories à titre d’axiome, qui ont été déjà admises et corroborées (renforcées) et qui ne sont pas encore réfutées. On peut notamment citer la théorie de Huygens sur la nature ondulatoire de la lumière qui est une des bases fondamentales de la physique moderne.
On a alors pu constater que la démonstration joue un rôle essentiel, par sa nécessité logique et son vœu d’être méthodiquement rationnel, sur la scientificité d’une idée. Cependant, on peut se poser la question si cela est suffisant pour constituer des connaissances scientifiques sur la réalité concrète.
II. La démonstration est vide d’évidence concrète
A. Elle n’est que l’art de déduire
La démonstration est l’art de déduire que l’art de prouver. Les Sophistes nous montrent que par la seule habileté du langage, on peut tout démontrer. Considérons la démonstration du sophiste Gorgias qui pose que « rien n’existe », si le non-être existe alors il serait ainsi être et non-être. Or, il est absurde que quelque chose soit à la fois lui-même et son contraire. Par conséquent, le non-être n’est pas. Et si l’être existe c’est qu’il doit être dérivé ou non dérivé. S’il est dérivé, il ne peut dériver de rien car le non-être n’est pas. S’il est non dérivé, alors il est sans limite et donc nulle part, or ce qui n’est nulle part n’est rien. En définitive, rien n’existe. Ce genre de raisonnement nous montre que la force du langage à elle seule n’est qu’un instrument au service de l’argumentation, car on pourrait dire comme Platon dans la Lettre VII que « le nom et La définition sont fluents, interchangeables … ».
B. Seule, elle ne peut prétendre à saisir la vérité
Kant nous montre que le vœu cartésien de fonder une connaissance par la force de la seule démonstration méthodique à l’image de celle des mathématiques est vain, car il ne fait que définir et ne renvoie pas à l’existence de la chose. Selon Kant, le rapport à l’existence nécessite l’expérience sensible. Par ailleurs, sans ce dernier, on ne peut pas vraiment parler de scientificité. En effet, la science nous a montré par son évolution méthodique depuis Bacon que le seul véritable critère de la scientificité d’une idée est sa capacité à faire face à l’expérimentation. Si Karl Popper affirme que « Une théorie qui n’est réfutable par aucun évènement qui se puisse concevoir est dépourvue de caractère scientifique », c’est que sans la possibilité d’une réfutabilité expérimentale, toute idée scientifique perdrait sa valeur de vérité approximative des phénomènes concrets. La réfutabilité est nécessaire au progrès des connaissances théoriques scientifiques, car sans elle, la science ne peut se raffiner dans son rapport au monde.
Il est difficile de comparaître la scientificité au seul critère de la rationalité, car cette dernière ne renvoie pas nécessairement à l’intention de la vérité mais surtout essentiellement à la capacité de formuler un raisonnement rigoureux et cohérent. On a pu voir par-là que sa capacité logique à inférer de façon cohésive ses propositions et sa rigueur méthodique rendant les choses claires et distinctes sont dignes. Cependant, elle manque souvent de rapporter ses idées à l’existence de l’objet qu’on lui demandera toujours à la manière de Socrate qui fait remarquer à Critias : « Je t’accorde le droit de définir chaque mot comme tu l’entends, pourvu que tu m’indiques clairement à quoi tu rapportes le mot que tu prononces.». Nous avons aussi vu que comme la démonstration, au sens strict d’hypothético-déductive, à elle seule n’apporte rien à la découverte concrète, elle ne peut finalement s’ériger en tant que science, du moins pas en science concrète.