Un droit peut-il être naturel ?
Un droit est juridiquement vu comme une norme que la loi nous accorde, on l’appelle dans ce sens un droit positif, positif étant du latin « positus » qui signifie « posé ». Cependant, ce dernier serait donc à la merci du bon vouloir des législateurs s’il n’a pas de fondement acceptable par la raison. Et qu’est-ce que la raison reconnait de mieux si ce n’est l’ordre naturel des choses? C’est pourquoi on peut se demander si le droit ne peut pas être naturel. Toutefois, il y a ce problème-ci : la nature particulière de l’existence humaine à transcender la nature. Où placer les droits à l’euthanasie, l’homosexualité, l’avortement ? Ces droits ne sont-ils pas contre nature ? Pourtant, les débats à leur sujet sont encore vifs. À cet égard, on peut poser la problématique suivante : la nature humaine est-elle en mesure de fonder le droit ? Pour répondre à cette interrogation, nous allons voir dans une première partie en quoi il est impossible de parler de droits humains sans y insérer une objectivité. Cependant, dans une seconde partie nous allons voir en quoi le droit revient principalement à octroyer à l’homme ce qui lui est dû selon sa nature.
I. Un vivre ensemble humain sous les seules lois naturelles est impossible
A. L’homme ne vit pas seulement aux dépens des lois de la nature
Tout d’abord, il faut faire la remarque selon laquelle il y a nature et nature humaine. La nature dans son ensemble est la réalité mue par des relations nécessaires, il n’y a que des rapports de forces et d’énergies interdépendantes. Dans le monde naturel, chaque être vivant est déterminé par des besoins qui maintiennent la fonctionnalité de son organisme. Sans détour, Sade met en lumière le déroulement de la vie dans la nature : « Des loups qui mangent des agneaux, des agneaux dévorés par des loups, le fort qui sacrifie le faible, le faible la victime du fort, voilà la nature, voilà ses vues, voilà ses plans ». Cependant, chez l’homme il en est autrement. L’homme est non seulement conditionné par des nécessités naturelles, mais surtout par une condition qui lui est propre appelée la condition humaine. Cette dernière est l’ensemble des caractères universels de l’existence humaine, à savoir d’abord le rapport de la conscience à autrui, car je considère l’existence d’autrui pour pouvoir de vivre ensemble et harmonieusement avec ce dernier. Ensuite l’être et le travail : travailler pour vivre et vivre pour travailler, on est déterminé à transformer le monde pour survivre, mais on se donne aussi un sens à travers cette action. Puis l’être-pour-la-mort, l’horizon de la mort nous hante toujours. On appelle cette nature une condition parce qu’elle est l’espace où tout être humain évolue existentiellement.
B. Il n’y a pas de supposée « liberté naturelle »
Ensuite, si l’idée d’un droit naturel se fonde sur l’idée de « liberté naturelle », alors il y a une contradiction inéluctable dans les sens des termes. En effet, on définit par naturel ce qui est spontané et déterminé, or la liberté est définie en tant que disposition à faire ce que l’on veut. Et si tout de même on fait l’hypothèse d’un tel état dans le rapport de l’homme à l’homme, on tombera inévitablement sur l’état de guerre de chacun contre chacun. Tout d’abord, cet état n’est pas comme le rapport social des animaux qui est réglé par le seul instinct, il s’agit ici de cet être passionné capable des pires fourberies. En effet, cet état suppose la légitimité de l’usage libre de tout moyen pour satisfaire ses désirs, or il s’agit d’une utopie, car un individu y serait toujours dans l’inquiétude de la violence d’un autre. On connait tous la célèbre maxime de Rousseau, édicté dans le Contrat social : « Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître ». Nul n’est à l’abri de personne, car cette liberté suppose l’absence de règles, « et puisque le plus fort a toujours raison, il ne s’agit que de faire en sorte qu’on soit le plus fort ».
Ainsi, on ne peut fonder le droit dans l’idée de suivre la nature, car ce serait socialement inhumain. Toutefois, si l’on entreprend de parler de droit en vertu de la nature humaine alors on peut fonder un vivre ensemble humain.
II. Un droit est fondé sur la reconnaissance mutuelle entre les hommes
A. Les droits fondamentaux inaliénables
A travers un regard curieux sur un monde de plus en plus hétérogène, les différentes cultures commencent à reconnaitre non seulement la diversité, mais aussi l’universalité de certains traits qui semblent nécessaires à la prospérité des sociétés humaines : les droits fondamentaux. En effet, on reconnait à l’individu des droits qui sont indépendants de la diversité des systèmes moraux de toute culture. Par exemple, on remarquera que le sentiment de droit de la propriété est partout, même s’il n’est pas légitimement posé de façon individuelle. En fait, ce droit est lié à la condition humaine du travail, en ce sens que dans chaque peine, où l’individu a donné tout son effort et sa témérité, reflète une part de son être à l’intérieur de son ouvrage. Ce sentiment d’appropriation est partout même si l’idée de propriété est valorisée dans un sens communiste. En travaillant pour la collectivité, on a le mérite d’y appartenir, mais une part de cette collectivité nous appartient aussi sentimentalement. Et c’est pourquoi il est humainement légitime de normaliser ce sentiment partagé en droit privé. Néanmoins, bien que la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme demeure jusqu’ici la forme la plus évoluée des droits positifs, sa scientificité reste ambiguë, sachant qu’une grande part de son origine est la civilisation européenne. On remarquera par exemple que l’article 16 sur le mariage n’admet pas la polygamie ni l’homosexualité, réalités qui ne sont pas simplement culturelles, mais vécues à travers de nombreuses sociétés. Le constat de Montaigne dans ses Essais appuie cela en disant : « Il n’est chose en quoi le monde soit si divers qu’en coutumes et lois ». En fait, les droits de l’homme sont encore en évolution dans chaque pays qui s’en inspire, mais s’ils ont une fondation universelle, c’est la reconnaissance d’un être libre par sa conscience et capable de réflexion éthique qui est tenu en compte.
B. Un droit positif est reconnu par la conscience morale
Si on ne peut pas reconnaitre une liberté naturelle absolue comme issue de la nature humaine, c’est que la manifestation de la liberté n’est pas sans condition. L’idée de liberté est en fait due à l’impression de notre volonté à maitriser notre être. Il y a ici l’idée de se contraindre volontairement par rapport aux mécanismes naturels, et ainsi on parlera plutôt d’autonomie. Celle-ci est selon Kant la « propriété qu’a la volonté d’être à elle-même sa loi ». Nous remarquerons cependant qu’une volonté sans conscience n’est pas autonome, car cette dernière est la condition de la réflexion, ce retour de l’esprit sur elle-même. C’est en fait sur la reconnaissance de l’homme en tant qu’être conscient que le droit peut être universellement fondé. Tout droit qui prône l’être humain doit considérer la nature de l’homme en tant qu’être capable de conscience et d’esprit critique. Les droits des détenus, par exemple, reconnaissent la perfectibilité de l’homme à se réhabiliter et par conséquent la peine de mort peut être abolie, car elle manque au respect de ce droit. Même dans sa forme la plus concrète, la législation des droits positifs mérite encore davantage de considération en termes d’éthique.
Pour conclure, on est parti de cette question qui interroge la possibilité de fonder le droit à partir de la nature humaine, et de faire abstraction des lois de la nature qui sont le substrat de toutes les passions. Ainsi, nous avons vu qu’il n’est pas possible de le fonder à partir de la nature elle-même dans son ensemble, car celle de l’homme est manifestement différente, du fait que sa condition repose sur des paramètres existentiels. Par ailleurs, si on fonde le droit à partir d’une supposée liberté naturelle, celle-ci se contredit elle-même dans les termes et de plus ce serai politiquement non viable. Toutefois, on peut encore parler de droits fondés sur la nature humaine en ce sens où il y a des droits universellement reconnus dépassant toute culture particulière. La critique manifeste adressée à ces droits fondamentaux sera plutôt l’objectivation à partir d’idéaux européens. En revanche, l’idée de base de ces droits stipulant la liberté de l’homme est quelque chose d’authentique. Mais il ne faut pas confondre cette liberté à la liberté naturelle, puisque la liberté humaine est la liberté autonome qui doit être engagée par la conscience morale. Si un droit est naturel, elle reste encore au niveau de l’individu : il faudrait l’ériger en en droit positif pour qu’il soit effectif.