Une expérience sans théorie nous apprend-elle quelque chose ?
L’avènement de la science au temps de Galilée a été précédé par différents exploits émanant du génie intellectuel humain, ce qui peut s’observer aisément avec les vestiges de l’Antiquité. Les bouleversements théoriques qui ont suivi la reconnaissance de l’héliocentrisme feront alors en sorte que toute activité humaine devrait présenter un brin de scientificité. La société a facilement assimilé cette nouvelle vision, à un point tel que la science est devenue la nouvelle unité de mesure de l’authenticité, et ceux qui adhèrent à cette tendance oublient que la pratique peut très bien enseigner quelque chose à l’homme. Mais d’un point de vue épistémologique, l’expérience et la théorie sont deux concepts indissociables dans l’acte de connaitre, comme l’a clairement défini Bernard dans l’Introduction à l’étude de la méthode expérimentale en disant « la théorie n’est que l’idée scientifique contrôlée par l’expérience ». Le problème soulevé par le sujet consiste à mettre en lumière le rôle de l’expérience dans l’élaboration de la connaissance, à savoir s’il serait possible de se fier uniquement à ce que nous offre les sens dans la vie pratique. Peut-on parler de connaissance si l’on s’abstient de conceptualiser les données de l’expérience ? Pour mener à bien la résolution de cette problématique, il suffit de suivre le plan suivant : premièrement, l’expérience est le commencement de l’appréhension du réel par l’homme ; deuxièmement, il importe de procéder à la théorisation pour ériger une compréhension universelle de ce qui est ; et troisièmement, l’expérience va de pair avec la théorie uniquement lorsqu’il s’agit de la science.
I. La première relation de l’homme avec le monde se fait par l’expérience
Situé dans un monde physique et en perpétuelle interaction avec ce dernier, l’homme vit en phase avec son milieu et saisit les diverses informations qui s’offrent à lui à travers ses sens. L’expérience se fait dans la pratique, et même les différentes institutions que l’homme crée pour lui-même se manifestent toujours dans la pratique. « Les observations que nous faisons sur les objets extérieurs et sensibles, ou sur les opérations intérieures de notre âme, que nous apercevons et sur lesquelles nous réfléchissons nous-mêmes, fournissent à notre esprit les matériaux de toutes ses pensées ». Si Locke parle d’observation dans ce passage tiré de l’Essai philosophique concernant l’entendement humain, il s’agit du domaine de l’expérience quotidienne où l’homme effectue ses tâches habituelles, et non point le début d’une démarche scientifique. Ce mode de connaissance est appelé empirisme en philosophie, tel qu’Hegel l’a explicitement défini dans la Science de la logique : « L’empirisme, au lieu de chercher le vrai dans la pensée, s’adresse à l’expérience, au présent extérieur et intérieur ». En effet, cette notion montre l’origine des idées qui se forgent dans l’esprit humain,et il est clair que toutes les informations que nous récoltons de l’extérieur, et que nous assimilons par la suite à l’intérieur de nous-mêmes proviennent ses sens. Par conséquent, sens et expérience interviennent ensemble pour présider le domaine de la pratique, c’est-à-dire en tant que déploiement de la technique, plutôt que dans le processus de connaissance proprement dit. Comte développe la signification pratique de cette connaissance dans le Cours de philosophie positive : « Les domaines rationnels de la science et de l’art sont, en général, parfaitement distincts, quoique philosophiquement liés : à l’une, il appartient de connaitre, et par suite de prévoir ; à l’autre de pouvoir, et par suite d’agir ».
On a vu précédemment que l’expérience concerne essentiellement le savoir orienté vers la pratique, aussi élémentaire que soit cette forme de connaissance. Quant à la théorie, il s’agit vraiment du socle pour bâtir l’édifice de la science.
II. L’élaboration de la connaissance est axée sur la théorisation
Bien que les sens interviennent principalement pour identifier les objets, c’est l’esprit qui, à son tour, procède à la connaissance, ne serait-ce que pour le pouvoir de nommer les objets et les faits. Le passage de l’expérience vers la théorie se fait par la charnière de la raison afin d’atteindre une connaissance véritable de l’objet tel qu’il se présente au sujet. C’est ce qui fait dire à Platon dans le Théétète que « ce n’est point dans les impressions que réside la science, mais dans le raisonnement sur les impressions ; car c’est par cette voie, semble-t-il, qu’on peut atteindre l’essence et la vérité ». Certes, la théorie est une connaissance spéculative, mais puisqu’on parle de science, il existe toujours un objet, non pas pour rendre la théorie valable, mais plutôt pour donner un contenu à cette théorie, et c’est ce qui fait la valeur et la particularité de la science. Orienté vers la vérité, il serait alors insensé de concevoir une théorie qui ne se rapporte à rien, ce qu’Aristote a pris le soin de bien souligner dans l’Organon : « La science et son objet diffèrent de l’opinion et de son objet, en ce que la science est universelle et procède par des propositions nécessaires, et que le nécessaire ne peut être autrement que ce qu’il est ». Cette fusion entre la science et son objet est cimentée par la théorie, qui n’est autre que le support de la vérité. En effet, tout le processus scientifique reflète cette cohérence entre l’idée et l’objet, de sorte que l’objet en question se manifeste par différentes expériences observables, mais qui seront tantôt mis en abstraction à travers la théorie. La théorie de la relativité restreinte et générale d’Einstein met en exergue ce caractère particulier de la théorie : « Le chercheur, poussé par les faits de l’expérience, développe un système de pensées qui, le plus souvent, est logiquement construit sur un petit nombre de suppositions fondamentales, les soi-disant axiomes. Nous appelons untel système de pensée une théorie ».
Bien que l’expérience et la théorie présentent une continuité dans la démarche scientifique, nous essayerons d’en déduire la spécificité d’une connaissance issue de l’expérience et de celle qui découle de la théorie.
III. L’expérience sans théorie ne fournit qu’une connaissance partielle
Selon l’usage courant du terme connaissance, elle se réduit à reconnaitre les choses autour de soi et de poser des noms à chaque phénomène, mais il n’en est rien quand il s’agit de la conception philosophique de ce terme. Le débat mené entre les rationalistes et les empiristes concernant l’origine et le fondement de la connaissance a été dissout par l’émergence des courants épistémologiques. Ainsi, « en toute connaissance, il faut distinguer la matière, c’est-à-dire l’objet, et la forme, c’est-à-dire la manière dont nous connaissons l’objet ». Dans la Logique de Kant, l’expérience et la théorie, d’après l’appellation épistémologique, ne peuvent être dissociées, ce qui est l’équivalent de la matière et la forme selon les termes de la philosophie. Suite à ce qui est mentionné dans la première partie, l’expérience en tant que savoir-faire acquis par habitude dans la manipulation d’outil nous apprend à nous adapter dans la vie quotidienne, sans pour autant dire qu’il s’agit d’une connaissance. Car « connaitre une réalité, c’est au sens usuel du mot « connaitre », prendre des concepts déjà faits, les doser, et les combiner ensemble jusqu’à ce qu’on obtienne un équivalent pratique du réel ». On peut synthétiser cet extrait de La pensée et le mouvant de Bergson par le fait que connaitre, c’est connaitre par des concepts, or une expérience sans théorie n’est pas un concept. L’essence de la connaissance consiste à pénétrer l’objet, et non pas à retirer ce qui est intéressant et nécessaire au sujet connaissant, et l’expérience tel qu’il est compris dans la science l’atteste clairement. Cela revient à dire que « lorsque la simple expérience se présente d’elle-même, on la nomme hasard ; lorsqu’elle est recherchée, on la nomme expérimentation ». Selon ce passage de Bacon tiré du Novum Organon, seule l’expérience insérée dans la science produit la connaissance.
Pour conclure, la connaissance vise l’essence et la vérité, ce qui ne peut être acquis par l’unique recours à l’expérience : il faudrait achever la démarche scientifique en élaborant une théorie. Sachant que l’expérience accumulée dans le temps, comme ce fut le cas des œuvres du génie humain dans les époques anciennes, procure un certain savoir-faire qui se transmet en génération et dépasse les frontières culturelles, la science se suffit à élaborer une connaissance spéculative qui sert essentiellement à prévoir. Autrement dit, l’expérience qui débouche à une théorie possède quelque valeur dans la pratique, mais sa finalité en tant que science consiste surtout à fournir à l’homme une connaissance vraie, universelle et rationnelle. Une expérience sans théorie signifie tout simplement un processus inachevé, et une théorie sans expérience renvoie à une divagation d’un esprit téméraire : dans les deux cas, l’une et l’autre ne nous apprennent rien. Dans le premier, la connaissance est trop éparpillée, tandis que dans le deuxième, la connaissance n’est pas reliée à un objet. Les nouvelles exigences dans les cercles intellectuels mettent en valeur la scientificité même dans la formulation d’un discours ou dans la gestion d’une organisation. Les autres formes de connaissance non scientifiquesont-elles alors tombées dans l’obsolescence ?