Une pensée peut-elle être inconsciente ?
Dans un sens général, une pensée est ce qui est présent à l’esprit du sujet. Une pensée vient d’un mouvement de l’esprit qui est présent à lui-même. Le cogito cartésien montre clairement cette évidence de la pensée face à elle-même, ce qui fait dévoiler également la notion de sujet et de conscience. En parlant de conscience, elle nous fournit les données immédiates sur notre perception et les impressions sur notre esprit. Et pourtant, l’hypothèse de l’inconscient a révélé des questionnements plus profonds, sachant qu’il n’est pas présent à la conscience, mais fait partie de la pensée. Une pensée peut-elle être inconsciente ? Selon la théorie de la psychanalyse, l’inconscient se manifeste au niveau de la conscience, mais toujours de manière déguisée. La difficulté repose donc sur l’enchevêtrement entre la conscience et l’inconscient, ce qui nous ferait douter sur la nature de notre pensée. Une pensée inconsciente peut-elle surgir à la pensée et devenir consciente ? Pour mieux résoudre le problème, nous verrons dans une première partie que l’hypothèse de l’inconscient a éclairci diverses manifestations de notre pensée, autrefois incompris. Toutefois, dans une seconde partie, il est nécessaire de faire le constat selon lequel on appelle par le nom de conscience tout développement de la pensée.
I. Les manifestations de nos pensées dissimulent leur signification
A. Une pensée laisse présager le fond de notre inconscient
Tout d’abord, notre champ d’investigation qui nous intéresse est la conscience. Si je dis que je suis conscient, cela signifie : je sais que je débite des idées ici et maintenant. Je suis tout à fait conscient lorsque j’évoque une idée, mais il est toujours possible que j’aie tort, et qu’il n’y pas de fondement clair à mes idées. Quand est ce qu’on peut parler d’inconscient ? Référons-nous aux propos de Merleau-Ponty dans Signes : « Il n’est donc pas un non-savoir, mais plutôt un savoir non reconnu, informulé, que nous ne voulons pas assumer ». En effet, le but de la cure psychanalytique est de dévoiler les processus inconscients au cours de la communication des consciences (c’est-à-dire le dialogue entre le psychanalyste et le patient). Lors de ce processus, le patient se confie au psychanalyste de manière tout à fait consciente : il débite ses pensées, du moins ce que le filtre des barrières sociales laisse passer. A travers une interprétation, le psychanalyste va détecter la signification de ces dires, en faisant le recoupement entre le passé de l’individu et en remettant à la surface les non-dits refoulés dans son inconscient. On peut alors postuler qu’il y a des processus psychiques qui se manifestent extérieurement, mais dont le sens ne peut être trouvé que dans l’inconscient.
B. « Là où était ça, doit advenir je »
S’il est légitime de parler de pensée inconsciente, il importe de souligner que la conscience est consciente de ses idées, mais elle n’est pas consciente d’elle-même. En d’autres termes, la pensée formule des idées qui viennent en elle, sans pour autant se rendre compte qu’il existe un filtre qui opère constamment pour se conformer aux critères de la société et à l’éducation que nous avons reçus. Si nous disons que la pensée n’est pas consciente d’elle-même, cela signifie qu’elle ne peut effectuer toute seule la séparation entre le moi, le ça et le sur-moi. En fait, nous nous cachons derrière ce qui peut être dit et être pensé, et cette auto-évaluation est même inefficace, voire même impossible, car il est de la nature de l’inconscient d’être inconscient. D’ailleurs, Leibniz faisait cette remarque dans Nouveaux Essais : « Il n’est pas possible que nous réfléchissions toujours expressément sur toutes nos pensées ; autrement l’esprit ferait réflexion sur chaque réflexion à l’infini sans pouvoir jamais passer à une nouvelle pensée ». L’énoncé de Freud dans ce sous-titre montre donc à quel point notre inconscient a le pouvoir de déjouer notre conscience, en subjuguant cette dernière comme un vrai phénomène.
Bien que dans sa formulation théorique, l’inconscient demeure une simple hypothèse, elle semble pourtant pertinente pour expliquer certains actes et faits incompris par notre conscience. Mais en poursuivant notre réflexion sur l’inconscient, nous nous heurtons à la nature évidente de la conscience.
II. La pensée et la conscience sont inséparables
A. Soit une pensée est conscience, soit elle n’est pas
Revenons un peu à l’idée selon laquelle une pensée, un mouvement mental présent à l’esprit, est déjà une conscience. Il importe alors ici de définir la conscience prise dans cet angle. Selon Hegel dans Propédeutique philosophique, « La conscience, absolument parlant, est la relation du Je à un objet, soit intérieur, soit extérieur ». Même si je pense spontanément à une chose qui me semble étrangère, cette pensée n’échappe pas à ce « je » pensant, qui est l’unité de ma conscience visant quelque chose dans mon esprit ou en dehors. Force est de constater que l’inconscient n’intervient point dans ce mode opératoire : comment pourrais-je penser à une chose dont je ne suis même pas conscient ? Dans ce cas, l’inconscient prend également un autre sens, elle n’est pas confondue à l’inconscient. Être inconscient signifie ne pas être maître des événements psychiques qui se déroulent en soi, sans écarter la possibilité d’exécuter des activités, mais réduits à de simples mécanismes. Évidemment, il n’y a pas de pensée qui advient puisqu’on n’est pas maître de nous-mêmes.
B. L’inconscience de la foule est une absence de pensée
« Le suprême danger qui menace aussi bien l’être individuel que les peuples pris dans leur ensemble, c’est le danger psychique. A cet égard, la raison a fait preuve d’une impuissance totale, explicable par le fait que ses arguments agissent sur la conscience, mais sur la conscience seule, sans avoir la moindre prise sur l’inconscient ». En analysant ce passage de L’homme à la découverte de son âme de Carl Gustav Jung, la vraie nature de la pensée nous apparaît clairement, ainsi que sa relation intrinsèque avec la conscience. En effet, l’individu n’échappe pas à cette emprise de la foule, ce qui asphyxie sa capacité à penser, mais qui est tout d’abord précédé d’un voilement de la réalité, bafoué par l’opinion commune. Dans ce cas, on peut dire que l’inconscient influence véritablement nos actions extérieures, mais il ne peut pas être influencé par la pensée. Par conséquent, la pensée ne peut penser au niveau de l’inconscient. Soulignons que les effets des agissements de la foule ainsi que l’impact des idéologies qu’elle véhicule sont conservés dans l’inconscient, donc inaccessibles à la pensée.
Au cours de notre analyse, nous avons pu déterminer les faces et les revers du concept d’inconscient. D’une part, la psychanalyse est une science assez récente qui a voulu rompre avec la tradition philosophique concernant la primauté de la conscience. Cette approche a été significative dans le sens où elle a pu mettre à nu l’émergence des idées refoulées dans l’inconscient vers les manifestations de la pensée. En tout cas, la pensée ne peut être désignée que comme conscience, seul son sens révèle l’inconscient. Dans la sphère intellectuelle post-moderne des sciences humaines, on retrouve grâce à la sociologie, le succès de l’idée d’une structure collective, le « on », qui transcenderait la conscience du sujet individuel, et de même, avec la psychanalyse, l’idée d’un « ça », le vrai souverain de notre psychisme qui manipule un « je » qui n’est qu’un sentiment illusoire. Si on pose que la pensée est inconsciente, alors on ne pourra pas parler de pensée, puisqu’une pensée est évidemment une présence de l’esprit à lui-même, c’est-à-dire une conscience. En somme, une pensée peut donc être dans les faits avoir d’abord une origine inconsciente, mais comme elle est justement une pensée, elle est toujours et déjà définie par notre conscience. Dans cette ambivalence entre la conscience et l’inconscient, la pensée peut-elle se connaitre ?