Y a-t-il quelque chose en nous qui échappe à la culture ?
La culture est généralement admise comme l’ensemble des manières de penser et d’agir issues des traditions, des coutumes, des cultes, des arts et des techniques propres à une société. Étant donné qu’elle renvoie à l’identité, elle diversifie donc la manière d’être des hommes. Et ceci nous amène à confirmer qu’il n’y a rien qui puisse échapper à notre propre nature d’homme. Cependant, lors des évènements ponctuels où un échange culturel se produit, il nous arrive de voir que l’homme est capable d’apprécier d’autres cultures qui lui furent étrangères, voire d’adopter cette dernière. Par conséquent, l’on déduira facilement que notre être ne se définit pas pour autant à une appartenance culturelle donnée. En effet, on peut se demander s’il y a quelque chose qui serait fondamentalement humaine, transcendante aux valeurs sociales particulières d’une telle ou telle société qui nous conditionne. En fait, la vraie question est : l’homme s’identifie-t-il à sa culture ou est-il le créateur des différentes valeurs, donc des différentes cultures ? Pour tenter d’apporter une réponse concluante, il importe d’effectuer les examens suivants : d’abord, il nous faut voir comment la particularité de notre culture influence notre être ; toutefois, il faut aussi examiner s’il y a des aspects fondamentaux de notre humanité qui dépasse toute forme de culture conditionnant.
I. Pourquoi ne pourrions-nous pas échapper à la culture ?
A. Chaque groupe social est défini par ses propres valeurs
Considérons d’abord ce premier constat : nous évoluons dans un milieu social qui façonne notre personnalité selon une manière d’être propre à ce milieu. Ainsi, dès notre enfance jusqu’à l’âge adulte nous sommes marqués par des rituels dont la teneur est plus ou moins officieuse, mais qui tend toujours à nous intégrer dans un monde de valeurs fixé par notre société. Considérons la définition donnée par l’anthropologue Ralph Linton tirée du Fondement culturel de la personnalité : « Une culture est la configuration des comportements appris et de leurs résultats, dont les éléments composants sont partagés et transmis par les membres de la société ». Le formalisme (le respect des formes) semble parfois anodin à première vue, mais il a cette puissance intégratrice à sublimer, à rendre plus grand qu’elles ne le sont, les modèles à suivre. Par cette concertation, nous sommes invités à respecter et à admirer notre prestation sociale ou celle d’autrui. Les projecteurs sont sur ceux qui performant le plus la justesse à ces conformités. Et que de plus pour animer l’homme que l’occasion de s’affirmer? Ce qui semble paradoxal, car il ne s’affirme pas authentiquement, mais toujours à travers des protocoles valorisés au sein de son groupe.
B. L’homme cherche un sens à son existence à l’intérieur de sa culture
Que serait l’homme s’il ne donnait pas un sens à ses pratiques quotidiennes, et où les trouver, sinon à travers les valeurs miroitées par sa société ? Cherchant une boussole pour l’orienter dans l’élucidation des questionnements, l’homme ne peut faire table rase de l’expérience des sages, ces derniers étant d’ailleurs des modèles incontournables pour son entourage. Sans faire référence à une communauté restreinte, l’image du sage sera plutôt comprise comme étant le gardien des valeurs officiellement admises. Pour faire simple, prenons la citation de Descartes issue des Principes de la philosophie : « Par la sagesse, on n’entend pas seulement la prudence dans les affaires, mais une parfaite connaissance de toutes les choses que l’homme peut savoir, tant pour la conduite de sa vie que pour la conservation de sa santé et l’invention de tous les arts ». En effet, dans chaque culture, il y a une sagesse incorporée dans les rituels et coutumes qui sont pourtant habituels aux membres de la société. Ainsi, le sage est souvent le modèle dont on attend le plus de sérieux dans l’incorporation des valeurs de sa société. Par ailleurs, il est celui qui ramène les « égarés » dans le bon sens, c’est-à-dire quand l’individu commence à remettre en question les valeurs admises. On retrouve donc dans sa société des réponses déjà fixées par les représentations collectives ou une thérapie ré-intégratrice, une supposée tentative de rédemption au péché de l’hérésie.
Nous avons donc pu constater que nous sommes toujours en proie au conditionnement socio-culturel, car nous ne pouvons à première vue échapper au magnétisme social de notre culture. Toutefois, la culture n’est pas née de la nature déterministe, mais elle a été conceptualisée par un esprit transcendantal, capable de voir au-delà des particularités de ses formes différentes.
II. Pourquoi la culture ne parvient-elle pas à déterminer notre être ?
A. La conscience morale n’est pas apprise par la culture
Dès qu’on aborde le thème de la culture, l’idée première qui nous vient en tête est la diversité culturelle, source d’intolérance et de conflit. Paradoxalement, dans chaque culture est nichée une forme de moralité, c’est-à-dire que la société exprime l’idée de cohésion et d’harmonie sociale à travers des symboles. Mais la conscience morale elle-même, c’est avant tout l’individu qui en fait une idée, le reste n’est qu’une extériorisation de ce qu’il ressent. Non seulement la conscience morale est propre à la nature humaine, mais elle est aussi universelle pour toute société confondue. Donc, ce n’est pas quelque chose de propre à une culture, étant donné cette universalité. D’Alembert disait dans ses Éléments de philosophie : « Ce qui appartient essentiellement et uniquement à la raison, et ce qui en conséquence est uniforme chez tous les peuples, ce sont les devoirs dont nous sommes tenus envers nos semblables ». Une culture, selon sa particularité, n’est donc pas en mesure d’apprendre aux autres cultures comment accéder à une vie pleine de moralité. La raison d’être des Nations-Unies, porte-parole de tous les peuples, est d’institutionnaliser le plus objectivement possible les droits de l’homme qui sont le résultat d’une considération morale de toutes les formes de culture. En définitive, la conscience morale prévaut à toute forme de construction culturelle, la culture ne fait que la représenter ultérieurement.
B. L’accumulation de connaissance est un acte individuel
Enfin, si on doit reconnaitre quelque chose de fondamentalement universel à l’homme c’est sa capacité à se cultiver par lui-même, et cela se fait en deux sens complémentaires. En effet, l’autre sens du mot culture est communément entendu par le sens de « se cultiver », qui renvoie à l’accumulation de savoir et de connaissance autant théorique que pratique. Il s’agit de ce désir humain qui tend vers la volonté de s’informer, surement par l’étonnement vis-à-vis de l’étrange, mais aussi par le vœu de s’émanciper intellectuellement. Certes, la culture embrasse l’ensemble des produits de l’esprit humain, et c’est dans cette connaissance cumulée que l’individu s’abreuve, tel que les générations antérieures avaient fait avant lui. Le fait de se cultiver est un acte volontaire, et la connaissance contribue à former la personnalité même de l’individu. Ici, ce n’est plus la société qui l’impose tacitement, l’individu ne copie pas les modèles sociaux, ainsi naissent les génies, impeccablement décrits par Kant dans Critique du jugement : « Le génie est le talent de produire ce dont on ne saurait donner de règle déterminée, mais ce n’est pas l’aptitude à ce qui peut être appris d’après une règle quelconque, donc son premier caractère, c’est l’originalité ».
La question aura finalement représenté beaucoup d’enjeux de différents ordres. D’abord, elle renvoie aux données de l’anthropologie, sachant que la diversité culturelle est la forme la plus explicite pour donner un sens à la création humaine, mais surtout à la formation de la personnalité de l’individu. Le processus de socialisation place l’individu dans des normes transmises et acceptées par toute une communauté et des générations successives. Et pourtant, la culture d’une société ne peut apprendre à l’individu de disposer d’une conscience morale, la société ne fait que perpétuer cette disposition naturelle en chaque homme. Le fait que l’homme dispose d’une conscience morale n’est donc pas à expliquer d’un point de vue culturel, mais plutôt universellement compris comme le corrélat nécessaire d’un être doué de raison. En définitive, il y a quelque chose, dans la personnalité de l’individu qui n’est point transmis par les gènes, et encore moins par l’imitation des comportements de ses semblables. Ce sont le fait, tout d’abord, de se doter d’une capacité intellectuelle ou artistique hors du commun, ou encore d’adopter un choix de vie conforme aux vertus que l’on s’est prescrites soi-même.